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Robert Brasillach

Paul Morand

Arno Breker

Ernst Jünger

André Bellessort (En lisant le nouveau livre d'Abel Bonnard, "Pensées dans l'action"

   

Olivier Mathieu (A propos de la réédition en 86 des Modérés)

   

Alain Aelberts & Jean-Jacques Auquier (Note préliminaire à Ce monde et moi)

   Extrait du texte publié en 1971 par Pierre Aelberts, éditeur à Liège. Quelques exemplaires sont encore disponibles chez DISMAS : Rue de Bayère, 3 D-5537 HAUT-LE-WASTIA (Belgique)

 

- ROBERT BRASILLACH -

J’aurais peut-être hésité à citer ici un mot assez irrespectueux, si Abel Bonnard ne me l’avait dit lui-même, en riant, et avec la liberté d’esprit qu’on lui connaît. Louis Ferdinand Céline lui avait envoyé un de ses livres, avec les mots suivants en guise de dédicace : « A Abel Bonnard, académicien de choc ». Avouons que cette rare alliance de mots nous satisfait, qui souligne ce qu’a pu avoir d’étonnante, pour certains coeurs timorés, l’aventure de ce poète, de cet amateur d’âmes et d’art singuliers, en un critique lucide de notre temps, — et en un homme d’action. Inscrivons donc sans remords l’hommage de Céline en tête de cette esquisse trop rapide.
    Il n’est point de lettré qui ne connaisse ses livres. Ce ministre de l’Éducation nationale a écrit un Eloge de l’ignorance. Ce causeur d’une délicatesse et d’une finesse uniques a dit rudement leur fait aux Modérés. Ce défenseur de ce qu’il y a de plus rare en France a décrit les paysages du vaste univers et voyagé autour de toute la planète. Ce peintre des erreurs de notre temps a parlé avec amour des bêtes familières. Ainsi se compose une figure complexe et attirante, à laquelle ne manque aucune des nuances de la vie.

Chez lui, au milieu des jades, des laques chinoises, des objets précieux d’Extrême-Orient, il semble revenir de quelque lointain voyage, d’où il n’aurait rapporté que les images les plus propres à enchanter notre coeur. Avec la finesse de trait, la finesse de pinceau des plus purs miniatures de l’Asie, il nous révèle d’un mot, si nous l’écoutons, le marché, la boutique, le fleuve, le jardin, où nous ne sommes jamais allés, et qui nous deviennent soudain aussi proches que nos souvenirs personnels. Les murailles des palais d’été de Pékin, lorsqu’il en parle, représentent pour lui une sorte d’asile miraculeux, de l’autre côté de la terre, où il voudrait retrouver les trésors enchantés et les songes. Son visage méditerranéen, sous les cheveux fins, s’anime d’un sourire un peu nostalgique. Mais déjà Abel Bonnard est revenu parmi nous.
   Il m’est arrivé, deux ou trois fois, d’avoir la chance de l’accompagner, en pays étranger ou en France, de l’écouter, devant une ville inconnue, un grand souvenir, un homme nouveau : c’était toujours la même richesse d’évocation, la présence soudaine et vivante de l’histoire dans la bouche d’un homme qui semble avoir tout lu, et pour lui les mémorialistes, et Gobineau, et Stendhal, et les poètes, sont sans cesse présents comme des esprits fraternels. D’un mot juste, il définit alors une culture qui n’a plus rien de scolaire ni de desséchée et, tout à l’heure, d’un mot incisif (ces mots d’Abel Bonnard qui ne peuvent se comparer qu’à ceux de Talleyrand), il crève quelque baudruche glorieuse d’hier ou d’aujourd’hui. Cette conversation est un enchantement.

 - PAUL MORAND -

Durant l’été 1923, Abel Bonnard retrouve Venise et Paul Morand. Les deux écrivains embarquent. Morand s’en souviendra, sept ans plus tard, dans les Annales.

« Si j’avais à choisir un compagnon de voyage, ce serait certainement Abel Bonnard. Personne ne se met en route avec plus de liberté d’esprit, d’intelligence sensible, de savoir caché et de bonne humeur. Aussitôt loin de Paris, Bonnard est un homme qui ne trouve plus que de l’agrément à vivre. Un retard, un contretemps l’enchantent. Je l’ai connu sur le voyage, comme disent les commis voyageurs. Nous avons navigué jadis ensemble pendant un mois, à bord d’un deux cent cinquante tonneaux; sans nous être choisis, nous avons visité la Dalmatie, la Grèce, et ensemble, nous avons été, non pas prisonniers, mais touristes, chez le Turc. Ensemble nous avons été cambriolés pendant notre sommeil, à bord, au beau milieu du Bosphore ; enfin, je me rappelle avoir fait à Bonnard des adieux à Brousse, devant la Mosquée verte, par un de ces beaux soirs d’été qui ne s’oublient pas. C’est donc en connaissance de cause que je puis dire confiez-vous à ce guide sûr ».

                         - ARNO BREKER -

 

 

Arno Breker et Abel Bonnard, à l'Orangerie, Paris, en mai 1942

                -  ERNST JÜNGER -

Abel Bonnard prend part à la « Semaine du livre de guerre allemand », du 24 au 26 octobre 1941, quoique lui-même n’ait semble-t-il jamais été traduit en allemand. Ernst Jünger lui rend visite, avec Jouhandeau, et note dans son Journal qu’il voit en lui « l’un des derniers représentants d’une intelligence qui disparaît au monde ».

Le Journal de l’écrivain allemand fourmille de choses sur Bonnard. Comme celle-ci, du premier mai 1944: « Déjeuner avec Abel Bonnard, chez Drouant. J’apprécie toujours l’ordre et la précision de ses idées, son esprit à la fois voltairien et agile comme un chat, qui s’élance prestement vers les êtres et les choses, les retourne comme en se jouant et les égratigne ». Ou comme celle-ci, du 27 avril 1943 : « A midi, chez les Morand où j’ai rencontré Abel Bonnard. Entretien sur la situation. Puis sur Gide, que Bonnard appelait le vieux Voltaire de la pédérastie. Les mouvements comme ceux qui se firent autour de Gide, Barrès, Maurras, George se détruiraient d’eux-mêmes ; ils contiendraient quelque chose de stérile - un bruissement de champs de blé aux épis vides, sous les rayons d’un astre artificiel. Au coucher du soleil, tout s’évanouirait sans laisser de fruits. L’ensemble ne serait qu’émotion pure. Propos sur Léon Bloy, à qui Bonnard reprocha d’avoir cru que des miracles se produisaient spécialement pour lui - trait qui tout au contraire me charme. Puis sur Galliffet et sur Rochefort que Bonnard a connu personnellement. Son allure aurait été celle d’un petit photographe. La conversation avec Bonnard m’a plu ; elle avait pour moi un intérêt d’ordre général. Abel Bonnard représente fort bien une sorte d’intelligence positiviste, qui se meurt. C’est pour quoi le caractère solaire de ses traits est frappant, des traits solaires un peu déprimés ».

 

Portrait d'Ernst Jünger
 par ARNO BREKER

-  LE VRAI VISAGE D'ABEL BONNARD -

A propos de la réédition des Modérés

par
OLIVIER MATHIEU

 

               Une idée traverse la vie et l’oeuvre d’Abel Bonnard : c’est que la vie est un drame. Une tragédie grecque. On ne peut saisir complètement, pleinement les Modérés, si l’on fait abstraction du sous-titre «Le Drame du présent». Bonnard, fervent lecteur de Schopenhauer, est à ranger parmi les grands pessimistes. Mais au tragique se mêle toujours le dérisoire : le monde de la politique, sous la plume de l’écrivain, est dépeint comme une farce terrible.
                Le livre parut entre les deux tours des élections d’avril 1936. Si l’on devait indiquer un ouvrage qui lui soit comparable, dans la production de l’époque, comment ne songerait-on pas à la Comédie parlementaire d’André Tardieu, qui était d’ailleurs, depuis les années 20, un intime de Bonnard ?
                Les Modérés, c’est une fresque, une galerie où s’inscrit la succession des fantoches tarés de l’envers — et de l’endroit — du parlementarisme et de la démocratie. Mais les Modérés ne se contentent pas de brocarder la faiblesse, la lâcheté, la pusillanimité des libéraux, leur éternelle tentation de composer avec leurs adversaires jusqu’à n’être plus que des «radicaux sans relief», «l’ombre des hommes de gauche».

*

*              *

                C’est ici une synthèse historique complète où Bonnard, à travers tout le XIXe siècle, étudie la nature et le rôle joué (ou pas joué) par le modéré. Avec pertinence, il remonte jusqu’aux sources — c’est-à-dire 1789 — de l’impuissance collective presque toujours manifestée par la droite parlementaire. Depuis les philosophes des Lumières jusqu’à Gide (qu’il avait coutume d’appeler «le vieux Voltaire de la pédérastie») en passant par les romantiques, il dénonce les responsables de la faillite intellectuelle et morale de la France.
                Aux leçons de l’Histoire viennent s’agréger celles de l’histoire de la littérature. Et, si jamais ne fut brossé tableau plus exact des origines de la IIIe République, si l’on chercherait en vain un portrait plus révélateur de Thiers, de même l’on n’avait jamais rien appris de si neuf et de si nuancé sur Chateaubriand, Lamartine et Hugo. Quel antidote aux stupidités hugoliennes que le bon sens des Modérés !
                La prodigieuse actualité de ces pages, et la perfection de la langue — une langue qui a su retrouver la majesté des auteurs du Grand Siècle — enchanteront les lecteurs.
                Au demeurant, le succès des Modérés, en 1936, fut grand. Mauriac ne clamait-il pas alors son admiration pour Bonnard, dans les colonnes mêmes — celles du Figaro — où il mènerait, en 1945 puis en 1958, une violente et sournoise campagne contre lui ? Il est vrai que Mauriac avait rendu sa première visite de candidat académicien à ... Abel Bonnard.
                Quant au grand-père du «modéré» type actuel, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Bardoux ne déclarait-il pas en 1939, dans un discours tenu à l’Ecole des Roches, qu’il tenait Abel Bonnard pour le plus grand écrivain français du XXe siècle ? Et le même Bardoux écrivait à Bonnard : « Je ne suis pas un modéré ! »
                Or justement, ce qu’il faut dire, c’est que les Modérés de Bonnard sont, eux, dans la forme et dans le fond, un livre d’une courtoisie, d’une urbanité, bref d’une modération véritables. On y chercherait en vain, par exemple, la moindre de ces diatribes antisémites chères à cette époque.
                A chaque page s’illustre une liberté d’esprit réellement hors du commun. Adversaire résolu de l’individualisme révolutionnaire des marxistes comme de l’égalitarisme démocratique («la démocratie fabrique le peuple qu’elle consulte»), mais encore réfutant le nationalisme intégral de Maurras (« cette caricature du patriotisme»), Abel Bonnard lançait dans les Modérés des appels — prémonitoires — à son pays, pour que la France redevienne un pays socialement, politiquement, ethniquement fort, capable de tenir son rang dans l’Europe d’alors.
                «Il m’a toujours été très agréable d’être appelé réactionnaire, confiait un jour Abel Bonnard. Cela servait au moins à me séparer des gens avec qui je n’avais aucune envie d’être confondu, à marquer que je réprouvais un ensemble. Cependant — grand inconvénient pour les âmes simples — “réactionnaire” cela veut dire refus d’aucune réforme, alors que j’en désirais beaucoup plus que les hommes de gauche à qui l’on laissait l’avantage de paraître des hommes de progrès.»
                Cette formule marque bien dans quel sens Abel Bonnard peut être considéré comme un «réactionnaire» : il fut le dernier disciple de Bonald, Le Play, Fustel de Coulanges, Joseph de Maistre ou Renan, tous ceux que l’éducation républicaine, revisitée par Lagarde et Michard, a oubliés : « Les époques où les vérités nécessaires n’ont pas été dites sont plus rares que celles où elles ne sont pas écoutées, et les nations qui ont manqué de vrais maîtres moins nombreuses que celles qui n’ont pas su reconnaître les leurs », écrit Bonnard.
                Pour répondre au «drame du présent», il fallait, selon lui, «former une élite» : c’est un leit-motiv de son oeuvre. Ce partisan résolu de l’Europe — de la meilleure Europe — était conscient que notre continent ne pouvait se survivre que par l’apparition et le renouvellement constant d’hommes supérieurs, «supérieurs par l’âme». Seule une Europe pacifique, élitiste et fraternelle, disait-il en substance, pouvait contrecarrer «l’homme de décadence».
                Autre point capital, la défiance que la bourgeoisie inspirait à Bonnard éclate partout ici, tandis qu’il n’est pas une de ses pages qui ne soit emplie d’un amour infini des humbles. Tout à fait éloigné de considérer la classe ouvrière comme une classe inférieure, Bonnard a toujours dit son espoir de voir constituée une aristocratie ouvrière. Nul plus que lui ne fut désireux de rendre toute leur valeur et toute leur considération aux métiers manuels, et de restaurer la personne humaine. Mieux vaut un bon travail leur manuel qu’un mauvais intellectuel, disait-il. Et il ajoutait, après avoir dénoncé le ridicule préjugé — tant enraciné chez nous — en faveur des études gréco-latines : «Il y a trop d’intellectuels, en France, pour qu’il n’y en ait pas beaucoup de mauvais.»
                Abel Bonnard, ce nostalgique de l’esprit de chevalerie, je crois que la lettre qui lui causa le plus de plaisir ne fut pas l’une de celles que tant de ses amis écrivains lui écrivirent pour lui dire l’admiration que leur avait causée les Modérés. Non : ce qui l’émut le plus, ce dut être la missive de ce simple cheminot qui lui adressa ces quelques mots : «Monsieur, vous ennoblissez notre vie quotidienne.»
                Parfaitement libre d’esprit et aristocrate dans toute sa façon d’être, Abel Bonnard ne pouvait qu’inquiéter et blesser la droite comme la gauche. Ce témoin d’une époque n’appartient à personne.

 

- Alain Aelberts & Jean-Jacques Auquier -

 (Note préliminaire à Ce monde et moi)

 

C’est en la compagnie d’Abel Bonnard — nommé par Céline «de la famille des grands esprits» — que Luc Gendrillon aura connu ses derniers moments de délectation intellectuelle. Une maladie funeste nous l’enlevait à l’âge de quarante ans alors que Ce monde et moi n’en était qu’aux premières épreuves d’imprimerie.
[…]
   La plupart des textes brefs proviennent des notes que Bonnard jetait à profusion sur des bouts de papier — quitte à y puiser plus tard pour en étoffer un livre. Les autres écrits dormaient, perles oubliées, dans la presse périodique du temps. Lorsqu’ils sont datés sans autre mention, ils proviennent principalement du Journal des débats ou de la Revue de Paris. C’est de ces innombrables chroniques, échelonnées de 1922 à 1939, que René Gillouin écrivait : « ... bien des gens de goût les ont, par provision, rassemblées pour leur usage, et se plaisent à s’y reporter comme à une sorte de bréviaire de la plus fine culture psychologique et morale.»
[…]
   Abel Bonnard était un esprit libre. Ce qui est tout le contraire d’un libre penseur. Il eût pu souscrire au mot fier de Sainte-Beuve «Je n’ai donné à personne le droit de dire Il est des nôtres. » C’est dans cet esprit, et pour disjoindre Abel Bonnard de ceux qui cherchent à l’accaparer, que Luc Gendrillon et nous-mêmes avons entrepris de publier ce recueil que nous dédions aujourd’hui à sa mémoire. C’est un honneur sans prix, pour des éditeurs, de l’avoir pu vêtir avec amour et de l’avoir porté au jour.