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Discours d'Abel Bonnard sur Arno Breker

 

 

 Arno Breker

Extrait des mémoires d'Arno Breker

Le buste d'Abel Bonnard

Abel Bonnard en compagnie d'André Fraigneau (au centre) et d'Arno Breker, chez celui-ci, en 1941

 

En mai 1942, le sculpteur allemand ARNO BREKER est invité par la ville de Paris et le gouvernement français à venir exposer ses oeuvres à Paris. L'initiative en revient, à l'origine, à Benoist-Méchin, ami de longue date du sculpteur, qui, dans ses Mémoires, De la défaite au désastre (tome 2 - L'Espoir trahi), relate les circonstances dans lesquelles il a été amené à concevoir, en mars 1941, le projet d'inviter son ami à venir exposer ses oeuvres à Paris, à la suite d'une discussion avec un adjoint de Goebbels, durant laquelle celui-ci avait reproché à la France de continuer de mépriser, malgré sa cuisante défaite militaire, l'art allemand et de se vouer de la sorte, dans le Reich à venir, à un sort de «nation décadente et vaincu».
     «"Mais c'est absurde, m'écriai-je, absurde et puéril», rapporte Benoist-Méchin dans ses
Mémoires. «C'est confondre des choses qui n'ont aucun rapport entre elles. On ne peut pas détruire une civilisation aussi ancienne que la nôtre.
     - Détrompez-vous. C'est même relativement facile avec les moyens dont on dispose aujourd'hui.
[...] Vous autres Français en êtes responsables en grande partie, me répondit le S.S., car vous n'avez jamais voulu reconnaître la valeur de notre culture. Vous nous avez toujours traités avec mépris...
     - Ce que vous dîtes là est injuste, répondis-je. Nous avons toujours rendu hommage à vos artistes et à vos savants.
     - Lesquels?
     - Bach, Beethoven, Schumann, Mozart et Wagner ont  chez nous des adeptes aussi passionnés que chez vous, sinon plus.
     - La musique, je ne dis pas. C'est un art international. [...] Mais je pense surtout à nos peintres, à nos sculpteurs. "
     J'allais répondre que ce n'était pas ma faute si je n'en connaissais pas qui pussent rivaliser avec ceux de chez nous. Mais je craignis d'envenimer une conversation déjà difficile. [...] Le lendemain, ayant réfléchi à la situation, je décidai de prouver au ministre de la propagande du Reich combien ses vues étaient fausses et ses appréhensions peu fondées. Puisque le vainqueur faisait preuve de sentiments aussi mesquins, c'était au vaincu à se placer sur un niveau plus élevé. Je résolus en conséquence d'inviter officiellement Breker à exposer ses oeuvres à Paris...»

D'abord hésitant, Breker s'était finalement laissé convaincre, à la condition expresse de ne pas être officiellement "imposé" par les autorités d'occupation. En outre, pour prix de son acceptation, Breker exigea des autorités politiques de son pays que le fondeur Rudier, jeté en prison à la suite de son refus de mettre ses ateliers au service de la machine de guerre allemande, soit libéré dans les plus brefs délais, afin qu'il pût fondre quelques-unes des statues présentées dans le cadre de ladite exposition.

Inaugurée en mai 1942, l'Exposition Breker fut sans conteste un des grands évènements de la vie culturelle parisienne, sous l'Occupation, et remporta un grand succès populaire.

POUR PLUS DE DÉTAIL, VOIR NOTRE SITE "ARNO BREKER"

Abel Bonnard avait fait la connaissance d'Arno Breker, lors du célèbre "voyage à Weimar des écrivains français", en octobre-novembre 1941. Les deux hommes s'étaient plu et étaient restés en relations. Promu entre temps au poste de ministre secrétaire d'État à l'Éducation nationale, dans le second gouvernement Laval, Bonnard fut chargé d'accueillir le sculpteur, lors de l'inauguration de l'exposition. Ce qui lui fournit une nouvelle occasion de développer l'idée centrale qui avait été à l'origine de son engagement politique : la reconstruction d'une nation française forte et sûre de sa propre identité dans le cadre d'une Europe à venir, sans doute dominée par l'Allemagne mais qui ne devait pas lui être inféodée. Aujourd'hui, avec le recul et la somme d'informations dont nous disposons, l'idée peut paraître illusoire, voire criminellement naïve. Mais il ne faut pas perdre de vue qu'à l'époque, une grande majorité de Français pensent, comme la plupart des peuples européens, que le Reich allemand sortira vainqueur du conflit. Il s'agit donc, pour un certain nombre de politiques et d'intellectuels, tant en France (voir Drieu La Rochelle ou Brasillach) qu'en Allemagne (voir Ernst Jünger ou Albert Speer) de faire en sorte que la politique allemande passe du stade nationaliste au stade européen. Or l'art ne pouvait-il pas servir d'instrument, à cet effet ? C'est dans ce contexte et cet esprit qu'il faut lire la première partie du discours d'Abel Bonnard.

Quant à la seconde partie du discours, qui porte plus directement sur l'esthétique des sculptures de Breker, c'est dans les oeuvres même de Bonnard - notamment Les Royautés - qu'il faut en chercher la source, ainsi que dans le célèbre essai de Thomas Carlyle, Les Héros, - et non pas dans les texte de propagande nazie, comme le note, haineuse, Laurence Bertrand Dorléac (dans L'art de la défaite), laquelle, par commodité intellectuelle, sans doute, veut prendre Abel Bonnard pour un sombre imbécile... Mais il est vrai que Bonnard et Breker sont aujourd'hui niés, comme artistes... Alors!...

 

 

 

DISCOURS PRONONCÉ PAR ABEL BONNARD
A L'INAUGURATION DE L'EXPOSITION
ARNO BREKER

A L'ORANGERIE DES TUILERIES, LE 15 MAI 1942

 

 

Cher Monsieur Arno Breker,

 

Au moment où j’ai l’honneur de représenter le Gouvernement français pour vous recevoir, et où j’ai la joie de vous accueillir au nom des artistes français, je vous connais assez pour être sûr que vous êtes aussi sensible que moi même à la noblesse de la manifestation qui nous réunit. Nous Français, nous regardons autour de vous les grands gestes de vos statues qui parlent le langage universel de la sculpture. Vous, Allemand, vous vous retrouvez dans ce Paris que vous connaissez et qui vous reconnaît. Vous y avez vécu les années de votre formation, travaillant à nos écoles, fréquentant nos maîtres, depuis Rodin qui vit maintenant dans la gloire jusqu’à Maillol et Despiau qui sont toujours parmi nous. Vous avez goûté comme nous le charme aérien de Paris, vous y avez eu pour témoins de vos jours, pour amis de vos réflexions, ces monuments bienveillants

qui, de la place Vendôme à la place de la Concorde, des Invalides à Notre Dame, sont si nobles au bord de la vie sans vouloir être hautains au-dessus d’elle. Vous avez connu ici le labeur intense qui s’accomplit dans la solitude et ce bavardage effervescent des cafés, où ceux qui n’ont pas pu se resserrer dans une oeuvre s’éparpillent dans des théories. Vous avez senti toute la délicate influence de notre climat, qui versa si facilement dans le plaisir de vivre le jeune artiste qui s’était éveillé avec la volonté de travailler. Nous pouvons vraiment vous appeler Parisien, puisque c’est à Paris que vous avez vécu et ces heures de flânerie, qui sont douces sans être vaines, pour ceux du moins qui ne flânent pas tout le temps, et ces heures décisives de travail et de formation ou un artiste concentre en soi la personnalité qu’il dilatera dans ses œuvres.

Maintenant vous revenez parmi nous avec la suite la plus glorieuse qu’un homme de votre ordre puisse avoir, celle de ses œuvres. Vous reparaissez dans l’état le plus heureux et le plus satisfaisant où puisse atteindre un artiste, quand il exprime par le plein jeu de ses facultés et de ses talents les aspirations du peuple d’où il est issu et l’âme de toute sa race. Car l’artiste est un homme supérieur sans être un homme isolé. Alors même qu’il ne voit pas beaucoup d’hommes à sa hauteur, il sent au-dessous de lui la poussée de tous les siens, l’effort d’une multitude dont il est la cime. Votre oeuvre manifeste l’Allemagne nouvelle, où le renforcement des disciplines a résulté du rapprochement des coeurs, où l’affermissement de la hiérarchie a eu pour condition le renversement des barrières sociales. C’est une chose très significative qu’au moment même où votre pays se voue à un labeur gigantesque, quand les années allemandes forment à l’Est la digue colossale qui seule préserve l’Europe d’une inondation de ténèbres, l’Allemagne, ainsi engagée de toute sa force dans l’action, ne se désiste pas un instant de cette activité supérieure à l’action qui est celle des arts et qui reste, en effet, nécessaire à la pleine expression d’un grand peuple, puisqu’elle fixe l’âme d’une nation emportée par le temps dans des oeuvres que le temps n’emportera pas. Il y a là un exempte si plein de sens que je souhaite qu’il soit compris par tous les autres pays, et premièrement par le mien. Que la France, parmi tant de maux, ne se laisse pas diminuer jusqu’à un affreux matérialisme de la défaite, que ce qu’elle subit ne lui ôte pas la souvenance de ce qu’elle est, et, bien loin de s’abandonner, qu’elle s’adonne au contraire bien plus.ardemment qu’hier à ces activités supérieures dont la richesse immatérielle doit inonder notre misère. N’avons-nous pas toujours des artistes insignes à montrer au monde et n’avons-nous pas, nous aussi, des choses nouvelles à dire ? N’avons-nous pas à exprimer dans des œuvres la ferveur de cette communauté qui s’établit entre nous ? De ce foyer des âmes doit jaillir le rayon des arts. Au moment même où la nourriture des corps est étroitement mesurée, offrons à tous les Français le seul festin sans mesure, le repas de nectar et d’ambroisie qui réconforte les hommes. Que la France échappe par le haut à toutes ses souffrances matérielles, qu’elle se livre avec plus d’inspiration et d’élan que jamais à ces arts qui ont fait sa gloire. Qu’elle soutienne d’un bras qui saigne le flambeau qui ne s’éteint pas.

 

Cher Monsieur Breker, je vous l’ai dit, vous nous retrouvez. Mais, dans une rencontre aussi franche, il ne faut pas que le moindre voile subsiste entre nous. Après une guerre que beaucoup d’entre nous voulaient empêcher, vous nous retrouvez dans la douleur sans nom de notre défaite. Cette défaite est comme une balafre sur notre visage ; elle est une blessure qui fait jour et nuit crier notre chair. Mais nous ne voulons pas que cette souffrance paralyse notre intelligence, ni qu’elle étouffe notre générosité. Cette douleur profonde, nous ne voulons pas qu’elle soit sans fond, mais, au contraire, nous prétendons en toucher le fond pour remonter aussitôt. Nous sommes ambitieux, Monsieur Breker. Nous voulons que notre pays trouve dans la catastrophe où il a failli périr le secret de revivre. Nous voulons que la France sorte de cette éclipse avec des rayons qu’elle n’avait pas avant d’y entrer, avec une figure plus vraie, plus éclatante et plus pure, plus fidèle à son génie, qu’au moment où elle s’est voilée d’une ombre funeste. Ce génie est, avant tout, fait d’amitié. C’est pourquoi je suis heureux de renouer solennellement ici les rapport de culture entre nos deux pays. Ces rapports les ont reliés continuellement l’un à l’autre pendant des siècles pour leur profit mutuel et ce n’est que dans ces derniers temps qu’ils furent interrompus par la conjuration des forces malignes qui se servaient de la France sans penser à elle. En les rétablissant, nous ne faisons que revenir à ce qui aurait dû toujours être et à ce qui a été presque toujours. Ce plan de la culture est pour nos deux nations le lieu d’une magnificence inépuisable. Ici ce ne sont pas seulement les oppositions qui disparaissent, c’est la rivalité même qui s’efface dans la profusion des échanges et, comme toutes les fois qu’il s’agit d’un commerce de grands sentiments, on ne peut plus tenir de comptes ni évaluer au juste tout ce qui est donné ou reçu. Les génies des grands peuples se rapprochent et se recherchent dans la même atmosphère opulente et embrasée qui enveloppe les amours des dieux. Convaincu que, dans ces échanges, nous avons de part et d’autre également à gagner, je vous avoue que, pour ma part, je ne pense qu’à ce que je prends, sans me soucier de ce que j’apporte. S’accroître, s’enrichir, devenir ce qu’on n’était pas et même ce qu’on ne croyait pas pouvoir être, voilà le premier mobile de toute grande culture. L’essentiel pour nous, Français et Allemands, c’est de concevoir que ces rapports de culture sont les premiers qui doivent être rétablis entre nous, parce qu’ils surmontent tous les obstacles qui arrêtent encore les autres. Ils sont, d’un peuple à l’autre, comme l’arc-en-ciel qui semble être l’épure sublime de tous les ponts plus matériels qu’on peut, au-dessous de lui, bâtir sur la terre.

 

Monsieur Arno Breker, vous êtes le sculpteur des héros. C’est sur cette idée que je veux m’arrêter pour finir. Le drame où  nous sommes réclame des héros, mais qu’est-ce qui constitue l’héroïsme ? Le don absolu de soi-même n’y suffit pas. Le héros est l’homme révélé non seulement dans sa supériorité, mais dans sa plénitude. C’est celui qui intervient de toute sa force dans un drame que sa pensée a compris, celui par qui les nations parlent au destin, l’homme qui a autant de lumière que de chaleur, l’homme de générosité et d’intelligence, celui qui a les pieds dans la réalité et la tête dans la poésie. Il ne serait pas si puissant pour changer le monde s’il n’avait pas commencé par s’accorder à lui. Il est l’envoyé et l’interprète éclatant des forces obscures. Il apporte aux hommes l’ordre même qu’ils désiraient, mais qu’ils n’auraient pas su se donner sans lui. Si, comme je l’espère ardemment, l’âge où nous entrons doit être favorable à la production des héros, c’est parce que, partout, le peuple va rentrer de toute sa masse dans la vie des nations. Un héros ne pouvait pas jaillir d’une société morcelée ; il doit résulter d’une société cohérente. C’est le supérieur d’un peuple de frères. Ces héros, Monsieur Breker, vous les illustrez dans vos oeuvres. Vous dégagez l’effort de ceux qui travaillent et de ceux qui luttent. Vous donnez aux villes ces sublimes habitants de marbre ou de bronze qui ne leur sont pas moins nécessaires que leurs vulgaires habitants de chair, car, pendant que ceux-ci vont et viennent comme les passager sur le pont d’un navire, les hautes statues ressemblent à la vigie debout dans la mâture et contemplent un horizon de siècles, tandis que les homme n’existent que dans un horizon de jours. C’est vous qui dressez, au-dessus des passants éphémères, ces formes impérissables qui, comme les corps animés par la circulation de leur sang, vivront à jamais par l'effusion de la lumière. Mais ces statues ne sont pas faites seulement pour commémorer des héros, il faut aussi qu'elles en appellent. Parmi tous les passants distraits des grandes villes, leur geste doit émouvoir les adolescents qui se voueront aux tâches suprêmes. Monsieur Breker, nous admirons vos oeuvres non point seulement pour tout le talent qui s'y manifeste, mais parce qu'elles répondent, dans le drame actuel, à un besoin profond des hommes. Car ce sont des oeuvres de grandeur et, parmi toutes nos souffrances et en raison même de ces souffrances qui dont des épreuves, il ne dépend que de nous d'entrer dans une époque qui soit grande.

 

 

 

 Extrait des Mémoires d'Arno Breker

ARNO BREKER entretenait des rapports on ne peut plus ambigus avec le Maréchal Göring. Ainsi, celui-ci avait exigé du fondeur Rudier qu'il lui fonde en secret plusieurs oeuvres de Breker, à destination du parc de sa propriété de Karinhall.  Göring donna aussi l'occasion à Breker de voler au second d'Abel Bonard, comme le sculpteur le raconte dans ses Mémoires, partiellement traduites en français sous le titre Paris, Hitler et moi (Presses de la Cité, 1970).

 
 

On ne saurait affirmer, sans se rendre coupable d’exagération, que le ministère de l’Éducation nationale fut pour Abel Bonnard une sinécure. L’épisode suivant, que je tire de la multitude des incidents qui assombrirent son existence, est digne d’être mentionné.
     L’arrivée inattendue de Göring à Paris inquiétait beaucoup Bonnard. Le bruit courait opiniâtrement que celui-ci convoitait un coffre du bas Moyen Age allemand qui avait été vendu au Louvre quelques années auparavant par l’intermédiaire de la Suisse. Bonnard savait que Göring était possédé d’une passion de collectionneur tenace. Tous les moyens de pression lui semblaient bons pour la satisfaire.
     - J’ai commencé avec des pots de bière m’avoua-t-il en me montrant ses volumineuses collections à Karinhall avec une fierté parfaitement justifiée.
     Le capitaine Bunjes, qui était chargé de défendre les intérêts de Göring à Paris, en matière d’art, nous éclaira confidentiellement sur les motifs secrets de cette visite. Göring avait convoqué Abel Bonnard au Quai d’Orsay. Ne pressentant rien de bon de cette entrevue, celui-ci me téléphona en me priant de le retrouver dans son appartement privé, avenue Mozart, pour un plus large entretien.
     - Göring réclame la livraison du coffre ciselé en argent du bas Moyen Age allemand..., une oeuvre remarquable !... Mais je ne peux sous aucun prétexte prendre la responsabilité de céder un trésor qui appartient au Louvre depuis longtemps ! Cela dépasse mes compétences... Il s’agit d’une possession nationale inviolable. Les conséquences d’un tel geste seraient imprévisibles... surtout si la presse s’en mêle... Je préfère démissionner...
     Hitler connaissait très bien ce vice pardonnable de Göring. Mais dans le cas présent, celui-ci dépassait les bornes. J’avais appris par Speer que des instructions précises avaient été transmises à Göring par Hitler à ce sujet. En particulier, les trésors d’art qui n’étaient pas propriété allemande ou juive restaient inviolables, même dans le territoire occupé.
     Lorsque je fis part à Abel Bonnard de ces décisions, il respira, soulagé. Son refus catégorique serait ainsi accepté facilement à Paris comme à Berlin.Je lui conseillai toutefois d’user de diplomatie, tout en gardant une attitude inflexible. Mais pouvait-on imaginer personnage plus conciliant qu’Abel Bonnard ?
     Le jour suivant, le ministre se rendit au Quai d’Orsay, à 15 heures. Il dut attendre longtemps dans l’antichambre. Il me rapporta ensuite qu’il entendit alors, à travers les portes fermées, Göring vociférer et marteler violemment la table avec un objet, pour prêter — semblait-il — plus de poids à ses arguments. Il fut enfin admis à entrer. Distant, Göring examina froidement son élégant interlocuteur.
     L’esprit mordant d’Abel Bonnard était dangereux. Ses promptes reparties étaient célèbres. Un «bon mot suffisait» pour mettre un adversaire échec et mat. Ses formules éblouissantes subjuguaient les salons littéraires parisiens. Göring en vint immédiatement à son problème. Dans un long préambule, il développa un plaidoyer historico-critique sans failles sur la provenance du coffre en litige pour justifier sa reddition, tout en se montrant disposé à remettre en échange une oeuvre d’art d’une égale valeur.
     Abel Bonnard fit remarquer que, comme ministre de la Culture, il n’était nullement habilité à céder une oeuvre d’art appartenant à l’État et, de surplus, provenant du Louvre.Göring n’en démordit pas, passa de la prière au juron, sans pouvoir arracher à son interlocuteur autre chose qu’un «non» tranchant et impitoyable et le plus aimable sourire du monde.
     Après avoir longuement arpenté la pièce, Göring, soudain, coupa court, et fit reconduire son invité par un aide de camp. J’attendais impatiemment à l’hôtel le résultat de l’entrevue. La sonnerie du téléphone retentit. Abel Bonnard me pria de venir le rejoindre chez lui :
     «Cher ami, vous m'avez rendu un fier service en me soutenant dans mon refus. Je crois qu'il a battu en retraite. Je pense l'avoir amené au désespoir avec mon opiniâtre "Non"! et mon aimable sourire. C'est du moins ce que prétend un témoin de notre rencontre.»
 

 

 

ABEL

BONNARD

PAR

ARNO

BREKER