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Abel Bonnard, portrait modelé par ARNO BREKER

Plus de politesse

 

A la recherche des caractères

 

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Les Humanités

 

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Extrait du manuscrit (cliquez sur l'image pour l'agrandir)

Qu'on aime ou non le temps où l'on vit, c'est une chose passionnante d'essayer d'en saisir l'esprit. On trouve dans le nouvel Annuaire des Téléphones une phrase que plusieurs journaux ont déjà relevée. Les abonnés sont invités, quand ils s'adressent aux demoiselles du Bureau central, à omettre toute formule de politesse. Ainsi nous pouvons distinguer, dans l'évolution de notre société, trois périodes tranchées. La plus ancienne, où il eût été honteux de ne pas se montrer poli; la période intermédiaire, où l'on se déshabituait d'en prendre la peine, mais où la grossièreté n'était pas encore en honneur; et enfin la nôtre, où le renversement s'accomplit, et où c'est la politesse qui est interdite. Qui niera encore que le monde change? Dernièrement, je feuilletais une revue spéciale, destinée aux gens de commerce et d'industrie, et où l'on prétend ériger en science les procédés de la réclame. Dans un article didactique, une phrase m'est tombée sous les yeux: on y disait qu'il faut « traquer le client ». Quelle formule excessive! Ce client, il ne s'agit plus de lui plaire. C'est un gibier. On lui donne la chasse; il fuit, on ne le laisse pas échapper. Enfin il est aux abois, il n'en peut plus, il achète : c'est l'hallali.

 

 

 

 

 
  A la recherche des caractères

 

Le troisième centenaire de Molière a donné lieu à de nombreuses représentations de toutes ses oeuvres et il faut remarquer le succès qu’elles ont remporté. Après trois siècles et de très grands changements sociaux, alors que la langue même qu’on y parle n’est que trop éloignée de notre jargon, ces comédies et ces farces ne laissent pas d’exercer sur le public autant de pouvoir qu’au premier jour. C’est que l’oeuvre de Molière est admirablement centrée sur l’homme. On peut dire qu’elle manque de subtilité, de curiosité, si l’on veut même de délicatesse : mais elle porte en plein dans l’être humain, ce qui la garde de vieillir. Cette qualité est si puissamment marquée dans le génie de Molière qu’elle suffit, dans son siècle même, à le distinguer de bien des auteurs. Que l’on compare ses observations à celles de La Bruyère : celui-ci est minutieux et malicieux comme un artisan japonais. Tous ses caractères font bibelot. On croit tenir dans le creux de sa main, sculptés en ivoire, le pauvre, le distrait, l’hypocrite, le bel esprit. C’est le type même de la littérature d’amateur. Molière, au contraire, ne peut guère être rapproché que de Racine, pour l’humanité générale de ses peintures. Corneille est bien plus arbitraire. Son oeuvre reste immortelle par le sincère amour de la grandeur qui la traverse tout entière et lui donne sa direction ascendante. Elle aussi n’a pas cessé d’avoir prise sur le public. Le sublime de Corneille, cependant, finit par être excentrique : l’héroïsme des derniers personnages créés par lui joue dans le vide, et ils ne sont plus à la fin que des précieux grandioses. Ceux de Racine, au contraire, ne font que mettre au jour les secrets de la passion. Quand on dit de certains caractères qu’ils sont cornéliens, on les rattache du coup à tout un système, et cet adjectif convient surtout à des hommes, ou, si c’est à des femmes, il faut qu’elles soient exceptionnelles. Il n’y a pas d’hommes raciniens. Ce mot ne peut s’appliquer qu’à des femmes, tellement est prépondérante l’allusion qu’il comporte à la sincérité de l’être affectif. Quant à Molière, son oeuvre est d’une si majestueuse impartialité, elle tient si peu de la théorie et du parti-pris, que l’adjectif moliéresque n’a pu s’établir. Il n’aurait rien voulu dire. C’est cette impersonnalité magnifique qui fait de lui, de Racine, de La Rochefoucauld, des classiques par destination, parmi d’autres auteurs de leur siècle, qui ne le sont que par rencontre et par influence. Si, dans la grande cible qu’il mire, Molière vise un cercle plus étroit, c’est, dans l’homme, le Français. Ceux-ci ont peu d’imagination, donnent peu de temps à la rêverie, mais, raisonneurs, satiriques, sociables, ils sont aussi bien faits pour offrir des sujets à un poète comique que pour lui fournir un public. Molière, non plus, ne cherche point la poésie : il n’y atteint le plus souvent que par les libertés de la farce ou, une fois, d’une façon plus haute, par la fantaisie d’Amphitryon. Son génie répond admirablement à celui de notre nation, cet accord se maintient toujours et la France est heureuse d’avoir retrouvé son vrai poète comique.

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Quand on voit un public français se plaire si franchement à des comédies de caractère, on se demande comment il se fait qu’on n’en écrive plus de nouvelles : ou bien la représentation des défauts et des vices a tourné au drame, ou bien les comédies sont devenues si légères qu’elles ont fini dans l’inanité. Comment peut-on s’expliquer cette disparition d’un genre ?

Pour en retrouver les causes, il faut d’abord, je crois, se représenter d’où naît le sentiment du ridicule. Celui-ci est lié à l’ordre social. On est tragique en soi, comique par rapport aux autres. Ce qui nous paraît risible n’est souvent que du dramatique qui ne se transmet pas. Quoi de plus douloureux à les en croire, que les tourments de l’Avare ou l’inquiétude d’Arnolphe? «Eh quoi, dira le premier, cet argent que j’ai épargné avec tant de peine, qui représente pour moi tant de privations, qui est à moi, enfin, tout le monde se conjure pour me le ravir, les voleurs, mes domestiques, jusqu’à mes enfants, qui souhaitent ma mort pour l’avoir? » —-- « Eh quoi, dira Arnolphe, ne suis-je pas dans mon droit de ne vouloir pas être un mari trompé? J’ai recueilli et fait instruire une petite paysanne, je veux l’élever jusqu’à l’honneur de mon alliance et, en dépit de toutes mes précautions, elle me préfère un blondin. N’ai-je pas raison de m’indigner et ne faut-il pas qu’elle soit bien perverse? »  Mais, justement, nous refusons de nous laisser gagner aux sentiments qui nous sont ainsi exprimés. Nous répondons à l’avare qu’il excède en sacrifiant tout ce qui touche sa famille, et jusqu’au bonheur de ses enfants, au culte de sa cassette, et nous trouvons juste qu’il soit puni. Nous disons à Arnolphe qu’il va contre la loi naturelle en voulant empêcher une jeune fille de préférer un jeune homme à un barbon. Le rire impitoyable exerce son droit de censure et de réprimande sur les personnages fautifs : il ramène les extravagants à la mesure et les fats à la modestie. Le sentiment du ridicule erre comme un archer sur les remparts d’une société bien gardée il en interdit l’entrée à ceux qui ne sont pas assez conformes aux modèles qu’elle s’est donnés ; il est le vengeur du bon goût. Mais, pour qu’il puisse exercer sa juridiction, il faut que cette société sache où elle tend, il faut que ceux qui y tienne le premier rang travaillent sans cesse à s’affiner et à s’ennoblir. A mesure qu’ils créent des nuances de sentiment plus délicates, qu’ils rendent leur politesse plus exquise, ils opposent de nouveaux obstacles, ils donnent, pour ainsi dire, de nouveaux ridicules aux natures restées grossières. Le sentiment du ridicule est lié à l’existence d’une aristocratie, d’une élite : il ne se conçoit qu’en fonction d’un idéal. Comment subsisterait-il dans une société ouverte, béante, envahie? Ceux qui y pénètrent y brouillent toutes les idées : ils ne seraient pas si simples que d’aller applaudir un auteur qui les berne. Une pareille réunion ressemble à ces bals masqués où il n’y a plus personne de ridicule, car, tout étant permis, on ne sait pas si le costume le plus grotesque n’est pas le plus réussi : le seigneur Henri II regarde timidement le roi nègre, sans qu’aucun des deux ose se rire de l’autre. Dans une pareille confusion, on peut imaginer qu’il reste encore des fidèles du vieil idéal. Mais, trop peu nombreux pour repousser les envahisseurs, ils peuvent bien sourire encore de l’immense mascarade, s’ils sont des sages. Ils ne peuvent plus en rire, étant des vaincus.

Pour que, dans une société, le sentiment du comique puisse se produire et s’épanouir, il faut que celle-ci soit sûre d’elle-même, satisfaite, confiante dans l’idéal qu’elle s’est fixé. Il faut en outre qu’elle jouisse d’une organisation matérielle assez solide et assez stable pour que ceux qui en font partie puissent librement intéresser leur esprit à la peinture des moeurs et au spectacle qu’on leur en propose. Si le plafond de leur vie est trop bas, si trop de soucis pèsent sur eux, ils n’auront plus l’aisance qu’il faut pour rire. Tel est présentement notre cas. Qu’on joue l’Avare, par exemple. Depuis que la vie est devenue aussi difficile, le public s’égayera-t-il de ce personnage d’aussi bon coeur qu’autrefois? Tout au plus s’amusera-t-on de quelques plaisanteries classiques, mais je me trompe fort, ou cette représentation sera pour plus d’un spectateur l’occasion d’un retour chagrin sur soi-même. Au lieu de se moquer du maniaque qui lui sera présenté, peut-être, en songeant aux petitesses auxquelles il est lui-même réduit, le regardera-t-il d’un esprit trop sympathique. Le caractère de l’avare était un sujet de risée quand une aristocratie prodigue et fastueuse fixait les valeurs sociales. L’avènement de la bourgeoisie, qui a mis en honneur d’autres qualités, avait déjà écarté de lui bien des railleries. Néanmoins il restait laid d’être avare. Mais voici que le renchérissement de la vie se fait sentir d’une façon si cruelle qu’il autorise une attention à la dépense qui aurait paru mesquine autrefois. Cela a donné lieu, en bien des maisons, à une véritable réhabilitation de l’avarice. Des gens, qui cachaient en eux ce vice, le laissent percer, l’étalent même, depuis que les circonstances l’ont rendu presque recommandable, et l’on a pu voir ainsi comment une vieille tradition comique cède à des conditions nouvelles. De même, parmi les caractères que les changements de la vie ont produits autour de nous, il n’en est point qui paraisse plus chargé de ridicules que celui du nouveau riche. Pourtant c’est à peine si la satire l’a effleuré. C’est qu’il manque à l’observation un point de vue d’où le dominer. Pénétrant dans une société où toutes les autres valeurs ont été renversées, au profit de l’argent seul, le nouveau riche y arrive en maître, et un grossier prestige le couvre, en dépit de tous ses travers. On l’envie trop pour rire de lui. Dernièrement quelques hommes considérables parlaient devant moi d’un de ces potentats. Bien loin qu’ils songeassent à s’égayer à ses dépens, il y avait dans leurs discours une teinte de déférence. Je croyais entendre le petit peuple de la jungle s’entretenir tout bas du grand éléphant, dont le pas massif écrase les plantes.

Le comique ne peut s’exercer sans une différence et une opposition très marquées entre le public et le personnage qu’on lui défère. Il faut que ce dernier soit, pour ainsi dire, seul contre tous. Le rire n’est pas généreux; il garde toujours quelque cruauté, c’est l’image vide de la morsure. Il marque la revanche du corps social sur le caractère qu’on lui a livré. C’est pour cette raison, je crois, que le dernier personnage réellement comique qui ait paru sur notre théâtre, est celui d’un certain type d’homme politique. Il y avait, en effet, entre l’incivilité, l’infériorité, l’ignorance de certains politiciens, et ce qui reste communément répandu de finesse, de politesse, de culture, dans le pays qu’ils prétendaient représenter, un contraste si tranché et si criant qu’il suffisait de le rendre sensible pour qu’un rire vengeur naquît aussitôt dans le public. On pourrait citer à ce titre le Roi, cette oeuvre particulièrement heureuse et brillante, comme une de nos dernières comédies. Mais, là encore, à mesure que nous revenons à un état plus primitif, la raillerie cesse. On ne regarde plus aux qualités personnelles des hommes au pouvoir; ils le détiennent, cela suffit pour qu’on les flatte ou qu’on les admire. Le comique ne peut subsister dans une société sans étages. Il ne se manifeste plus alors que par les formes les plus simples, et il est certain que les bouffonneries sans paroles, les poursuites, les dégringolades du cinéma, sont d’un comique universel. Mais, au lieu de se perdre, il peut aussi se renverser. Si vraiment l’équilibre social se rompt au profit des inférieurs, ces derniers, à leur tour, s’empareront de l’arme du rire. Déjà, lorsqu’un individu plus délicat vit dans un groupe grossier, on ne tarde pas à l’y bafouer, et à flétrir du nom de pose ses sentiments les moins affectés. Si l’on ne craint pas les noires images, on peut se figurer une société tombée assez bas pour que ce soient les derniers supérieurs qui y donnent à rire, et où la huée infâme de Caliban poursuivrait les soliloques sublimes de Prospero et les divines pudeurs de. Miranda.

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Nous venons de voir quelles sont les conditions sociales liées à l’existence du comique. Passons à l’autre partie du problème, et demandons-nous si les caractères, eux aussi, ont gardé le relief et la couleur qu’il faut pour tenter le poète comique. Molière, on le sait, ne travaillait que sur des modèles et il en voyait tellement autour de lui qu’il ne croyait pas pouvoir jamais manquer de matière. L’existence d’une société fortement constituée, bien loin de nuire à la vigueur d’expression des individus, la favorise au contraire. Considérons, de tous les personnages de Molière, le plus sérieux, celui dont il a composé la figure avec le plus de soin, le Misanthrope. Alceste est l’ennemi de la société, mais qu’on ne le prenne pas pour l’homme de la nature : c’est tout le contraire, un gentilhomme et un chevalier. On ne saurait concevoir son existence sans une longue tradition, sans le culte héréditaire d’un haut idéal. Certes, de tels caractères resteront rares en tout temps, et il faut quelque chose d’héroïque, selon le mot d’Éliante, pour se piquer d’une sincérité pareille. Mais ils risqueraient de manquer tout à fait le jour où, ce vieil idéal étant éclipsé, le joug de la nécessité courberait enfin toutes les têtes. On a vu, de notre temps, plusieurs personnes s’essayer à remplir le rôle d’Alceste ; confinés dans un éloignement artificieux, ces faux indépendants ne faisaient guère que venger leur orgueil aigri. Seuls, dans la pénombre, deux hommes paraissent avoir eu ce qu’il fallait de vigueur d’esprit et de grandeur d’âme pour tenir un pareil emploi : l’un était Henri Becque, l’autre, Edgar Degas.

Revenons à des caractères moins hautains. Il est impossible de s’adonner à la lecture des anciens mémoires sans être frappé du nombre de gens singuliers qu’on rencontrait autrefois, les uns fantasques et saugrenus, les autres charmants dans leur bizarrerie même. Pour n’en citer qu’un petit exemple, les distraits étaient très fréquents, j’entends les vrais distraits de comédie, qui abondaient en bévues et qui, en croyant tenir les pincettes, tisonnaient le feu avec leur tricorne. De pareilles gens ne pouvaient vivre que grâce à la clémence des anciennes moeurs. Je me suis parfois demandé ce qu’ils seraient devenus dans la dureté du monde moderne. Les distraits n’auraient pas tardé à être écrasés.

Mais point n’est besoin de se reporter aux mémoires ; que chacun de nous se rappelle seulement son enfance. Il  était alors pour ainsi dire pas de famille où l’on ne trouvât ce qu’on appelait un original. Ce mot était bien choisi. Un original était un homme qui refusait de se plier aux conventions communes, qui se donnait la permission d’être soi et de vivre selon ses principes. Mais comme, à cette humeur rebelle, était, souvent associées beaucoup de loyauté, de délicatesse et de bonté, une sorte d’indulgence entourait ces indépendants, et, sensibles eux-mêmes aux ménagements qu’on gardait envers eux, ils faisaient aux autres, non sans bonhomie, les honneurs de leur singulier caractère. Surtout nombreux, comme il est naturel, dans l’aristocratie et dans une certaine bourgeoisie, là où la plante-homme, selon le mot du poète, était plus vivace, ils ne manquaient pas non plus dans le peuple, parmi les artisans, même parmi les domestiques. Toutes ces saillies se sont effacées. Les hommes se ressemblent de plus en plus. Quand c’est l’égalité qu’on vante, c’est l’uniformité qu’on obtient. La tendance sociale a changé de sens. Tout, autrefois, encourageait chaque individu â être particulièrement soi-même. Comme on était plus brave dans ses habits,.on l’était aussi dans son caractère. L’homme avait alors, jusque dans ses travers, quelque chose de plus touffu, de plus plantureux, de moins sobre, une sorte d’exubérance où il jouissait encore de soi. Les pédants portaient leur pédanterie à un excès qui la rendait récréative. Les aventuriers étalaient leur luxe d’un jour. Les coquins même montraient dans leur friponnerie je ne sais quoi de plus galonné. L’homme n’a plus à présent ses coudées si franches. Les caractères ne se sont pas seulement résumés, ils se sont assombris. Si maintenant quelque singularité se fait voir, elle vient moins de la verdeur du naturel que du détraquement des nerfs, et elle relève du médecin.

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Cet effacement des caractères ne paraît pas douteux. Pourtant il s’oppose à cette rage de se pousser, de s’isoler, de se mettre en vue, où j’avais cru, dernièrement, reconnaître un des traits dominants de l’âge moderne. Entre ces deux observations, cependant, la contradiction n’est qu’apparente. La qualité propre à ces anciens originaux, c’était la sincérité avec laquelle ils faisaient fi de l’opinion : rien n’était plus éloigné d’eux que l’idée d’attirer et de fixer les regards par des bizarreries concertées. Ils vivaient à leur guise et n’en demandaient pas davantage. Au contraire, les gens qui se signalent aujourd’hui à notre attention, ne se travaillent qu’en vue de ce que nous dirons d’eux, de sorte qu’ils sont moins, comme ils croient, des merveilles d’originalité que des modèles de dépendance. Dans leur tenue, dans leurs propos, ils ne bravent que des préjugés déjà caducs et, avec une sorte d’adresse et de ruse, ils se conforment au contraire à d’autres préjugés plus subtils, qui sont ceux actuellement en vigueur. Ils sont en vérité aussi timides qu’ils paraissent audacieux; peint et bariolé de couleurs vives, leur caractère reste criard et plat comme les figures d’affiches ; il manque à leur fausse originalité la troisième dimension, qui serait d’agir : ils n’agissent pas, ils s’exposent. C’est même ce qui nous aide à comprendre qu’en un temps où l’on ne fait plus de vraies comédies, les comédiens occupent le public plus que jamais jusqu’ici. Ils font ce que tant de gens voudraient faire, ils se montrent, ils se produisent. Ils sentent si bien eux-mêmes que c’est à eux, plus encore qu’aux pièces qu’ils jouent, que va l’intérêt des spectateurs, qu’au lieu d’obéir aux exigences de leur métier, et de renaître de pièce en pièce, ils se plaisent au contraire à supplanter la variété de leurs rôles, pour ne nous offrir que l’orgueilleuse monotonie de leur caractère.

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Mais on m’arrête : eh bien, me dit-on, ce personnage que vous venez de dépeindre, n’est-il pas vraiment comique, et ne doivent-ils pas prêter à rire, ces zéros tourmentés, ces originaux sur commande, sans liberté, sans sincérité, sans relief ? Je n’en disconviens pas. Je me tiens même assuré qu’il ne manque pas de gens pour s’amuser d’eux. Le goût de l’observation morale a été si marqué en France et si répandu, qu’il est loin d’avoir disparu. Notre temps a encore ses juges. On rencontre çà et là quelqu’un d’entre eux, à Paris, en province; mais ces spectateurs avisés, ces observateurs perspicaces sont séparés, inconnus les uns aux autres. Ils ne composent plus un public. Voici la première occasion que j’ai de faire allusion à cette élite éparse qui existe encore dans notre pays. C’est un point sur lequel je me promets de revenir.

 ABEL BONNARD

   
   Les Humanités

 

Quand ces lignes paraîtront, le sort de la réforme de l’enseignement sera décidé, ou bien près de l’être. Cette décision aura été précédée de la discussion la plus étendue et la plus ouverte, et c’est là un premier fait qu’il faut porter à la louange du ministre. Si les opinions les plus différentes se sont fait jour avec tant de liberté, c’est que M. Léon Bérard les a lui-même sollicitées; mais, cela fait, il a exercé sa prérogative, qui est de proposer et de vouloir. En un temps où beaucoup d’hommes en place ne se soucient au contraire que d’intervenir le moins possible, un tel mérite n’est pas petit et, s’il était plus commun chez ceux qui gouvernent, peut-être les affaires de la France iraient-elles mieux. Mais nous ne feindrons pas de dire qu’à nos yeux le ministre de l’Instruction publique en a un plus grand, celui d’avoir vu clairement le danger qui menace l’âme et l’esprit français et d’avoir voulu y parer. La réforme qu’il présente ne fait que répondre aux plaintes sans nombre, aux déceptions évidentes qu’a suscitées l’application des programmes fixés en 1902. Ceux-ci semblent déjà dater d’un autre âge, tant ils relèvent d’une mode d’idées qui nous paraît surannée. Conçus par des professeurs de l’enseignement supérieur, ils se caractérisent surtout par leur dédain des anciennes pratiques et la façon dont on y fait fi de l’expérience. Selon leur système, il fallait à la fois que l’enfant reçût une teinture des sciences les plus différentes et en même temps qu’il choisît, dès la Sixième, la spécialité à laquelle il se croyait propre, c’est-à-dire qu’on lui demandait de se connaître avant même que d’exister. Ballottés de cours en cours, les élèves n’avaient plus de professeur principal, et, pour se faire une idée de leur désarroi, chacun de nous n’a qu’à retrouver en lui-même la reconnaissance qu’il garde à certains de ces professeurs, qui ont guidé soutenu, aidé notre incertitude enfantine. Les résultats du nouvel enseignement, tout le monde les a sous les yeux : certes, les élèves qu’il a formés ne savent plus de grec, ni de latin, et, sur ce point, le succès de la réforme est admirable. Mais ils ne savent non plus rien d’autre. C’est que la mémoire, la première faculté à prendre des forces, comme, plus tard à décliner, est, chez les enfants, aussi infidèle que prompte. Si l’on veut s’abuser sur cet article, rien n’est plus aisé : ils réciteront demain ce qu’on leur aura appris aujourd’hui : mais, après-demain, ils l’auront oublié. Leur mémoire, lorsqu’elle agit seule et sans être stimulée par aucun intérêt sincère, lâche les choses comme elle les a saisies, et quand on croira avoir fait de petits Pic de la Mirandole, on s’apercevra qu’à part quelques notions confuses ou erronées, les têtes qu’on avait cru si bien meublées, sont à peu près vides. Non seulement ces bacheliers d’à présent sont très ignorants, mais ils ne sont pas préparés à apprendre : ils n’ont dans l’esprit la base de rien. C’est une chose bien curieuse et qui marque combien les conceptions qui paraissent les plus désintéressées entretiennent de rapports avec les sentiments latents d’une époque, de voir qu’on ne se permet plus d’apprendre à personne les éléments d’aucune science, sans doute parce que ce serait humilier les gens, de les arrêter ainsi sur le rudiment. Qu’on s’adresse aux écoliers, ou bien aux auditeurs bénévoles des Universités populaires, il s’agit toujours, sans avoir le moindre égard à l’état où on les trouve, de les transporter du premier coup jusqu’aux suprêmes hauteurs de la philosophie générale. Une telle façon de comprendre l’instruction rappelle invinciblement à l’esprit le Ganymède de Rembrandt, où l’on voit un poupon en chemise, enlevé par l’aigle, hurler et pleurer en plein ciel, où il regrette visiblement la molle tiédeur de ses langes. 

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 Il n’est que juste de reconnaître que le problème de l’enseignement, comme beaucoup d’autres, s’est grandement compliqué pour l’homme moderne. D’une part la nécessité où sont des élèves dont le nombre s’accroît tous les jours de gagner leur vie le plus tôt possible semble imposer l’abandon des connaissances qui ne sont pas immédiatement utiles. .D’autre part l’horizon de l’esprit humain s’est infiniment étendu. Le cercle de l’antiquité gréco-latine est brisé : toute l’Asie s’offre à notre étude. Chaque science, en même temps, a pris une existence particulière; enfin il n’est plus possible d’ignorer totalement les langues étrangères les plus importantes. Mais c’est précisément parce que tant d’objets réclament l’attention de notre esprit qu’il faut renoncer à barbouiller celui des enfants de mille notions disparates. Ils ne retiennent réellement que ce qu’on leur a seriné. Il ne s’agit donc pas de les instruire au hasard : il faut leur apprendre à apprendre. On n’y parviendra que si on les applique longtemps à une matière judicieusement choisie, et il n’est point d’enseignement, pour arriver à cette fin, qui vaille celui des humanités. Dès qu’on parle en leur faveur, les arguments se présentent en si grand nombre que le difficile est seulement de les ranger et de les choisir. Aussi bien, parmi les plus hauts esprits de notre temps, l’accord sur ce point est-il unanime. Henri Poincaré, Émile Boutroux, Henri Le Châtelier, ont tous opiné dans le même sens, et pour les humanités. La lumineuse consultation de M. Henri Bergson, dernièrement, à l’Académie des Sciences morales et politiques, s’ajoute à leurs témoignages. Mais ils n’ont fait qu’attester avec plus de force, de finesse et d’autorité ce que pensent tous les bons esprits et, si l’on s’adresse aux professeurs de l’enseignement secondaire, qui constituent une des élites de la France, ils seront presque tous d’accord avec les hommes illustres dont je viens de citer les nom Il convient de former l’esprit des enfants, bien plutôt que de le remplir, et c’est en cela que l’éducation classique est incomparable. Je ne crois pas qu’on puisse trouver d’exercice égal à une version latine ou grecque, pour fixer l’attention sur tous les détails de l’expression d’une idée, pour forcer l’élève lui-même à définir étroitement ce qu’il pense, pour lui inculquer l’amour de la probité intellectuelle et l’horreur du mot inutile. Beau marbre antique, où ne cessent pas de s’aiguiser les facultés de l’homme moderne !

Les humanités ont une valeur permanente, mais jamais elles n’ont été plus recommandables qu’aujourd’hui, car aux poisons les plus dangereux qui corrompent ou qui menacent l’âme moderne, elles seules peuvent fournir l’antidote. Les occupations humaines deviennent tous les jours plus étroites et plus spéciales, le joug de chaque emploi se fait plus gênant et plus lourd, tant qu’enfin l’on peut se demander si, tandis que le monde antique a fini par la suppression de l’esc1avage le monde moderne n’est pas en train de le rétablir pour tous. Il n’en est que plus pressant, et plus nécessaire de mettre au début d’une vie ainsi assujettie une formation libérale. Si la profession est spéciale, qu’au moins l’éducation soit humaine. Ceux qui ont eu le bénéfice de cette discipline ne l’oublient jamais. Les hommes les plus pratiques, les plus adonnés aux occupations matérielles, rappellent toujours avec quelque orgueil qu’ils ont fait leurs humanités, non point tant parce que c’est là le signe d’une certaine condition sociale que parce qu’ils veulent nous faire savoir qu’ils ont, eux aussi, touché à la rose et qu’ils en gardent le parfum. Il restera toujours inférieur, celui dont l’esprit n’a pas d’abord été élevé jusqu’à l’inutile. Mais ce mot même ne doit pas tromper. Les connaissances littéraires sont souvent en nous les plus fécondes; elles ressemblent à ces montagnes aperçues au fond des paysages qui paraissent seulement élever dans le ciel une gloire oisive de neiges et de glaciers, et d’où viennent cependant toutes les eaux qui rendent fertile la plaine.

J’ai touché ce point ailleurs ; on me permettra d’y revenir, tant je le trouve important : le suprême bienfait de l’éducation classique consiste à nous donner quelques points de vue d’où nous puissions toujours dominer notre existence. C’est par là que l’instruction diffère d’avec la culture. Un homme instruit fait qu’augmenter le nombre de ses moyens; un homme cultivé a accru son humanité. L’un se distingue de ce qu’il sait; l’autre ne se sépare pas de ce qu’il a acquis.

La culture, en effet, résulte surtout des connaissances qui ont une valeur générale, qui touchent au destin et à la nature de l’homme. Elle marque le passage du savoir à la sagesse, elle nous associe à l’élite de l’espèce humaine, et nous donne la plus précieuse leçon de respect et de modestie, en nous apprenant qu’on a pensé avant nous, et que le monde ne date pas de notre naissance.

Cette culture, l’enseignement classique y prépare. Une éducation littéraire doit nous rendre supérieurs aux accidents de la destinée. L’homme inculte gémit sous la tyrannie de la circonstance; elle règne absolument sur lui, il en est l’esclave. L’homme cultivé, au contraire, se soustrait à son pouvoir, dans la mesure où il la compare à autre chose; il la réduit et l’humilie en regard de ce qu’il évoque: c’est sourire de ses soucis et les dominer, que de citer, à leur propos, un vers d’Horace, et c’est presque surmonter sa douleur que de citer un vers de Sophocle.

On s’intéresse beaucoup à la jeunesse moderne, on se demande ce qu’elle pense, les plus naïfs vont jusqu’à le lui demander à elle-même. Beaucoup d’entre ces jeunes gens n’admirent que le succès, ils paraissent décidés à tout pour y parvenir, et c’est ce qui donne à certains d’entre eux un air cru, avide, aiguisé de petits fauves. A vrai dire, il ne faut pas s’effrayer outre mesure de ces dispositions : la force des choses, le plus souvent, a tôt fait de mater ces férocités enfantines. Mais ces idées se répandent, ces opinions tendent à abaisser de plus en plus le plafond qui pèse sur les esprits. Or l’éducation classique est opposée à d’aussi vils partis pris; elle nous apprend à juger les individus en eux-mêmes. Les grands hommes de Plutarque ont sans doute quelque chose de légèrement artificiel, d’un peu découpé. Mais qu’ils s’enfoncent dans l’exil, qu’ils meurent à la fin d’une de ces petites batailles antiques, où il semble qu’on aperçoive distinctement chaque combattant, ou que, sûrs d’avoir tout perdu, ils terminent volontairement leurs jours par un suicide héroïque, toujours la phrase qu’ils prononcent nous avertit que l’adversité n’est rien et qu’il importe seulement d’être magnanime. On peut reconnaître les belles époques à la distinction qu’elles ont su maintenir entre le succès et la grandeur. Par les exemples de son histoire et les vers de ses tragédies, l’antiquité unanime nous apprend que le malheur peut être auguste et que la vertu et le génie sont indépendants des viles couronnes que la fortune accorde ou refuse aux hommes. Jamais cette leçon ne sera venue plus à propos. 

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 Ces avantages des humanités, sans prix à mes yeux, pourront paraître un peu bien sublimes; elles en ont d’autres aussi grands, qui sont plus solides. Nous avons, une raison majeure d’en revenir au latin, qui est le soin et l’amour que nous devons à notre propre langage. La façon dont le français s’est répandu dans le monde tient d’abord, sans doute, à notre rôle historique et à nos victoires, mais il a étendu ses conquêtes grâce à ses qualités intrinsèques : nous devons tout faire pour les lui garder. Or, le français n’est transparent qu’à celui qui sait le latin. En user sans avoir cette connaissance c’est parler d’après un instinct plus ou moins heureux, mais à l’aveuglette. Sans doute il a pu y avoir quelques grands écrivains qui aient été dans ce cas : mais on n’a rien prouvé, quand on a allégué l’exemple de La Rochefoucauld ou celui de George Sand. Pour cette dernière, ses livres valent par tout autre chose que la qualité du style et la propriété des termes. Quant à l’auteur des Maximes, s’il était lui-même peu lettré, on l’était autour de lui, il en profitait. Louis XIV aussi avait le goût bon, quoiqu’il ignorât le latin. Il est ainsi des époques où la langue banale est si excellente, que chacun, pour bien écrire, n’a qu’à y puiser; cela rappelle ces entrées de rois, autrefois, où le vin, au lieu d’eau, coulait généreusement aux fontaine.

Aujourd’hui, au contraire mille dangers menacent la pureté du langage; il s’enfle, il s’alourdit, il se gâte; il deviendra de moins en. moins capable, si l’on n’y prend garde, d’exprimer des pensées fines ou fortes, d’être un instrument de beauté ou de vérité. Il est d’autant plus pressant de restaurer l’enseignement du latin. Non seulement, on y vérifie tout notre vocabulaire, mais l’esprit trouve dans cette étude une discipline admirable. Le latin, c’est la langue sans délire, qui passe du sillon à la route, du paysan au légionnaire et qui satisfait enfin son génie dans la rectitude abstraite du droit : idiome éminemment temporel, mâle parler de la puissance, mais d’une puissance qui veut être juste, et qui ne donne point d’ordre sans dicter des lois. Le grec, c’est bien autre chose. Rustique comme le latin, il est aussi maritime; propre à la dialectique la plus déliée, comme à la poésie la plus haute, il ne se prête pas moins à la verve la plus familière. Pour bien connaître les mots grecs, il faut les voir dans les comédies d’Aristophane, où ils ressemblent à ces pigeons qui marchent sur le fumier, picotent la bouse, et soudain, envolés, ne sont plus qu’une guirlande au haut du ciel. La raison ailée du grec est si libre et si joueuse qu’elle finit par sourire aux sophistes. La raison pédestre du latin ne les admet pas. Le français tient de l’un et de l’autre, lié au latin par une parenté positive et au grec par une parenté idéale. Dans l’oeuvre des grands écrivains où chacun de ces idiomes approche de sa perfection, le grec tend à devenir plus subtil, le latin plus dense, le français plus clair. Notre parler, plonge lui aussi, ses racines dans la vie rustique. Grec, latin, français, ce sont les trois langues du vin, mais l’ivresse grecque pousse à chanter, l’ivresse latine à agir, l’ivresse française à penser. Le français ne favorise que médiocrement l’imagination et la fantaisie, il se prête au sentiment dans la mesure où celui-ci veut se connaître; c’est le langage de la conscience, celui d’une raison persuasive, qui ne voudrait pas commander qu’elle n’eût aussi convaincu. Mais, pour qu’il garde ses qualités supérieures, il faut qu’il reste associé aux deux grandes langues antiques, qui le maintiennent à leur hauteur. L’étude des langues vivantes a mille avantages, mais ce n’est jamais qu’une excursion latérale, au lieu que celle du latin nous ramène à notre origine. Celle du grec n’est pas moins nécessaire, mais à un autre étage : c’est un luxe, si l’on veut, mais un luxe indispensable, pour achever dans l’exquis une éducation qui a commencé par le solide. A vrai dire, notre littérature est toute pénétrée de l’esprit antique, étant latine dans son fonds, et grecque à son faîte. On ne pourrait renoncer aux humanités sans rompre la continuité française. A partir de ce moment-là, ce ne serait plus la même France qui durerait, et qu’importe la persistance des noms, sans celle des choses? Tout le monde, aujourd’hui, voit plus ou moins clairement les dangers matériels dont nous sommes entourés. Mais il est des calamités plus redoutables encore, sur lesquelles il faut d’autant plus rester en éveil qu’elles ne font pas événement et ne changent pas le train ordinaire. Ce sont les grandes catastrophes silencieuses qui abaissent le plan de la vie, éteignent les activités supérieures et diminuent l’homme. 

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 Le latin principalement, le grec, et, avec eux, les mathématiques, voilà de quoi était fait l’enseignement d’autrefois. C’est une formation excellente; elle comporte cependant un inconvénient, dont la France n’a pas été sans souffrir. Cette discipline donne un maniement trop aisé des idées générales : celui qui a été ainsi exercé n’est que trop habile à décider, par un raisonnement bien déduit, d’une question qu’il ignore. L’esprit logique ressemble alors à ces Hercules de carrefour, qui soulèvent avec une aisance un peu excessive d’énormes haltères. L’exploit étonne d’abord mais ces grosses sphères sont creuses il faut les remplir, en y coulant le plomb du réel, quitte à n’accomplir ensuite que des tours de force plus modestes. Si je rêvais un plan d’études, après y avoir mis les humanités, je voudrais y introduire un autre élément, qui y représentât la réalité : je chargerais de ce soin la géographie et l’histoire. Les enfants sont avides de concret; il faut profiter de cette disposition. Mais la géographie, de mon temps, ce n’était qu’une suite fastidieuse de nomenclatures. Une seule fois, il m’en souvient, on nous fit voir une carte en relief. Je crus me pencher sur la figure du monde; je devinai ce grand drame où sont engagés l’air, la terre et l’eau. Je ne doute pas que si l’on éveillait ainsi la curiosité des enfants, on ne les passionnât pour cette étude. Quant à l’histoire, l’enseignement, jusqu’ici, en a été bridé et gêné, rarement exempt d’arrière-pensées. Il serait temps de rendre à la France la jouissance de tout son passé. Ainsi l’on ne révélerait pas seulement leur commune noblesse à tous les enfants de notre pays. La vraie moralité de l’histoire, c’est de nous rendre sensibles toutes les difficultés de l’action humaine. Certes, elle ne nous dissuade pas d’innover, mais elle imprime en nous le respect de ce qui a duré, elle amortit notre fatuité, elle calme notre imprudence. Un programme ainsi établi répondrait, il me semble, aux deux exigences opposées, également impérieuses, auxquelles, aujourd’hui sur tout un bon enseignement doit satisfaire: d’une part, donner à ceux qui le reçoivent un sentiment plein, concret, presque embarrassant du réel; d’autre part, les transporter quelquefois jusqu’à des points de vue d’où cette réalité se subordonne à la raison. Si ces deux conditions ne sont pas remplies, l’éducation est défectueuse : ou bien l’on n’aura fait que des hommes gauches et hésitants, empêtrés et embourbés dans les choses, ou bien que d’intempérants raisonneurs, prêts à mutiler le réel, avec les glaives de la logique. Dans les deux cas, on aura manqué à former l’homme complet, à la fois audacieux et circonspect, le véritable antagoniste des choses. Un des traits les plus prononcés de notre époque, un de ceux qu’il ne faut point se lasser de souligner, car cette disposition permet beaucoup d’espérances, c’est la soumission de plus en plus marquée que tous les hommes réfléchis, de quelque opinion qu’ils soient, montrent aux leçons de l’expérience. Mais celle-ci, quand nous l’appelons à nous, doit être reçue dans les hauts palais de l’esprit, et s’éclairer à leurs puissants luminaires.

ABEL BONNARD
(Mars 1923)

 

 

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