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Il n'est pas d'amnésie culturelle innocente.

Qu'un artiste tombe dans l'oubli, sans doute est-ce une fatalité. Mais il est du rôle et du devoir des élites, de revivifier dans la mémoire de leurs contemporains la présence de peintres, de sculpteurs, de compositeurs, d'écrivains, de poètes du passé, dont un sort injuste a condamné les oeuvres à se retirer petit à petit dans l'ombre.

Outre l'intérêt que présente, en elle-même, toute redécouverte, une oeuvre oubliée peut aussi, à l'occasion, se révéler d'une étonnante actualité, en projetant sur le présent un éclairage tout à la fois distancié - par la force des choses - et original. C'est du reste ce qui fait une bonne part de la vraie grandeur de toute oeuvre.

Le sort réservé à Abel Bonnard est pour le moins singulier : tandis que d'autres - autrement plus compromis qu'il ne le fut dans la politique de Collaboration, voire autrement plus virulents sur la "question juive" - se sont vus non seulement réhabilités, comme écrivains, peu après guerre, réédités, loués par la critique et même étudiés en Faculté, Abel Bonnard semble être tout bonnement passé par la trappe, disparaissant des rayons des libraires, ignoré des encyclopédies littéraires, voué à un oubli qui ressemble à s'y méprendre à une chape de plomb.

Pour qui, en effet, Abel Bonnard est-il encore autre chose, au mieux, qu'un nom, au pire, une caricature ?

Les motifs d'un tel ostracisme? La réponse la plus immédiate, la plus évidente, du moins en apparence, semble tenir tout entière dans le fait qu'il fut nommé ministre secrétaire d'État à l'Éducation nationale, dans le second gouvernement Laval, de 1942 à 1944. Mais cela suffit-il à tout expliquer?

De quel crime odieux s'est-il donc rendu coupable, pour avoir été ainsi rejeté hors du paysage des Lettres Françaises du XXème siècle, après 1945?

On se le demande.

Condamné à mort par contumace après un quart d'heure de procès par la Haute Cour dite « de Justice » - celle-là même qui quelques mois auparavant (6 février 1945) avait commis l'inqualifiable infamie d'envoyer devant un peloton d'exécution le poète, romancier et journaliste Robert Brasillach -, Abel Bonnard verra quant à lui sa peine commuée quinze ans plus tard - en mars 1960 -, à l'issue de deux jours d'audience - en dix ans de bannissement avec sursis, prenant effet au 2 mai 1945, autrement dit, déjà purgée. Une manière de relaxe qui ne s'avoue pas, en somme. Mais puisque la France le bannissait, Abel Bonnard reprendra le chemin de l'exil, à Madrid où, il faut le rappeler, Franco l'avait jeté en prison, à son arrivée en 1945... Et c'est sans compter l'inqualifiable indignité de l'Académie Française qui, non contente de radier Abel Bonnard, n'attendra pas sa mort, comme elle le fit avec Charles Maurras et le Maréchal Pétain, pour élire à son fauteuil Jules Romain, en avril 1946.

Décidément, le sort réservé à Abel Bonnard, après guerre, ne cesse pas de laisser perplexe. Comme s'il s'était agi de nier son existence, de vouer son oeuvre à l'oubli le plus rapide, d'éradiquer jusqu'à son souvenir, lui qui avait été admiré par Proust, pour La Vie et l'Amour, lui dont Colette connaissait par coeur des poèmes entiers, extraits des Familiers, lui l'ami de Paul Morand, de Henri de Régnier, de Coppée, de John Knittel, d'André Suarès..., duquel Robert Brasillach disait : «Avec la finesse de trait, la finesse de pinceau des plus purs miniaturistes de l'Asie, il nous révèle d'un mot, si nous l'écoutons, le marché, la boutique, le fleuve, le jardin où nous ne sommes jamais allés, et qui nous deviennent soudain aussi proches que nos souvenirs personnels.» Quant à Bergson, il écrivait à Abel Bonnard, après avoir lu L'Amitié : «C'est une analyse psychologique d'une pénétration extrême. C'est aussi une étude morale des plus délicates. Vous éclairez  l'un par l'autre - en les opposant l'un à l'autre - l'amour et l'amitié. Et vous exprimez le tout dans une langue qui sait rendre les plus fines nuances de la pensée et du sentiment.» Léon Daudet avait écrit, pour sa part, d'Abel Bonnard, en 1928, qu'il s'agissait d'«un des esprits les plus exquis et avisés de la nouvelle génération.»

Alors ?

Dans la mesure où nous laissons aux historiens le soin de discuter l'action du ministre, pour nous tourner exclusivement vers l'écrivain, force nous est de reconnaître que l'oubli organisé dont les oeuvres d'Abel Bonnard sont l'objet nous prive d'un poète, d'un romancier et d'un essayiste parmi les plus fins, les plus subtils de la première moitié du XXème siècle qui, sur bien des plans, ne peut se comparer qu'aux plus grands moralistes des XVIIème et XVIIIème siècles, au premier chef desquels La Rochefoucault; tandis que sur d'autres plans, ses oeuvres se prêtent à être abordées tant dans leur rapport à la poésie de son temps - on sait par exemple que le Chantecler d'Edmond Rostand doit beaucoup à un certain poème des Familiers -, que dans leur rapport à la meilleure part de la littérature romanesque du début du siècle, dont Marcel Proust constitue l'un des sommets.

Il y a enfin le regard aigu, aristocratique, sans complaisance aucune, porté par Abel Bonnard sur notre temps, dans ses chroniques et son grand essai Les Modérés; et peut-être est-ce là, précisément, qu'il faut chercher la pierre d'achoppement de l'oubli dont son oeuvre est aujourd'hui victime. Car ce regard demeure tout à la fois étonnamment actuel, sans avoir rien perdu de la permanence des vérités qui s'expriment dans une langue dont, il est vrai, les écrivains et essayistes d'aujourd'hui nous ont fait perdre l'habitude.

Dans un texte magnifique, datant de quelques mois avant sa mort, le 31 mai 1968, à l'hôpital Jimenez Diaz de la Conception, à Madrid, Abel Bonnard déclarait :

«Quand nous avons en effet connu toute la monstruosité de la mort par la fin de ceux que nous aimons, il nous devient aisé de lui donner beaucoup moins d’importance quand il ne s’agit plus que de nous-même, et de la considérer alors soit avec indifférence, soit avec plus ou moins d’attrait. Pour moi, cet attrait naît en partie des circonstances présentes. Très convaincu que nous assistons à une chute immense de l’homme, et que des forces matérielles d’une puissance irrésistible travaillent, sans cesse et partout, à réduire à l’uniformité, à l’insignifiance, à la platitude, ces êtres humains qui se signalaient jadis par la fantaisie de tant de caractères divers, persuadé que l’homme laisse derrière lui les sommets de l’art, de l’héroïsme et de la sainteté, assuré que ma propre patrie est dans le passé, il doit me devenir beaucoup plus facile de quitter un monde qui n’a plus rien pour me retenir et où je n’aurai à regretter que la lumière. Les vieillards d’hier avaient la tristesse de laisser leur monde durer après eux. Une mélancolie plus subtile est réservée à quelques-uns d’entre nous: c’est d’avoir vu leur monde finir avant eux. Il ne leur reste plus qu’à rejoindre ce grand cortège doré qui s’éloigne, et j’avoue que, parfois, j’ai un peu honte de tarder.»

Philippe Hemsen

 

 
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